01/08/2015

Courte aisselle

Alors voilà. Il y a une bonne et une mauvaise nouvelle.
La bonne nouvelle, c'est que les mecs vont comprendre ce que vivent les filles à cause de leurs poils.
La mauvaise nouvelle, c'est que le marketing de la honte vient de franchir un nouveau palier, et si cette publicité aussi caricaturale qu'odieuse ne nous fait pas réagir, il y a de quoi s'inquiéter pour la santé mentale de nos adolescents quand il s'agira pour eux d'accepter leur corps.



Associer explicitement la pilosité corporelle à des singes répugnants, ça y est, c'est fait.
C'est Narta, célèbre fabricant de lave-aisselle depuis que les executive women virevoltent de réunions en réunions en chantant au milieu des business-men, qui a osé commettre ça. Et qui a effectivement heurté ma sensibilité.

Attaquer frontalement la pilosité masculine, certes, c'est de bonne guerre, vu que ça fait des lustres que les femmes sont confrontées aux jugements esthétiques permanents les obligeant à ne jamais se montrer sans fard, à l'état "naturel", pour être présentables. Ce n'est qu'un juste rééquilibrage de l'injustice.
Voilà, nous aussi, les mâles, hésiterons désormais à aller à la piscine ou à la plage, si nous n'avons pas préalablement effectué nos travaux de coquetterie dans la salle de bain. Epilation du dos, du torse, des aisselles... Soit. 

Mais attaquer la pilosité de la sorte, avec cet humour faussement décalé mais tellement beauf au fond, c'est un précédent inquiétant.

Jusque là, on était dans la suggestion aseptisée, façon Big Jim, Ken et Barbie, et leurs aisselles glabres. Le poil brillait par son absence.
Désormais on sort les gros sabots.
Cette pub ne se contente pas d'inviter ceux qui se rasent les aisselles à utiliser le déodorant. Elle s'offre le luxe de faire pression sur ceux qui ne se rasent pas les aisselles, en les humiliant aux yeux de tous, pour créer une nouvelle norme esthétique et comportementale, et créer un marché énorme, juteux.
La machine à complexer est plus que jamais en marche. 

La prouesse de l'audiovisuel, c'est de faire croire que la norme c'est d'être exceptionnel, extraordinaire. Si bien que chacun, au fond de lui, souffre d'être "ordinaire", forcément un peu anormal. Dans ces conditions railler le moche, le poilu, le gros, le "qui transpire", le "qui pue" pour t'inviter à acheter le produit qui te garantira d'être dans la catégorie des gens présentables, c'est non seulement déloyal, mais c'est une violence que beaucoup se prendront de plein fouet, faute de prise de recul.

Comme l'explique ici Sophie Gourion : 

A la manière des marques de déodorants, [les marques] surfent sur ce qu’on appelle « le marketing de la honte », une stratégie marketing en 3 étapes :

a) attirer l'attention du consommateur sur un problème dont il n'avait souvent pas conscience;
b) exacerber l'anxiété du consommateur quant au dit problème
c) lui vendre le remède.


Quand arriveront les prochains spots publicitaires à des heures de grande écoute, où un mec se détournera d'une jeune danseuse qui a les seins pas-comme-y-faut, ou bien où l'on verra un autre s'enfuir du lit d'une nana à la vulve trop ceci ou trop cela? Si la pub s'autorise à appuyer encore plus fort là où ça fait mal, sur nos interrupteurs de complexes, la chirurgie esthétique a encore tellement de parts de marché a récupérer..

Vous allez me dire, c'est de l'humour, ce n'est qu'une pub parmi d'autres.
Ben non. Il reste une ambiguïté, et pas des moindres, car très malsaine... Même sous couvert d'humour, de dérision, second degré, etc... et au delà de l'allusion à l'hygiène ou aux parasites, l'image du singe, c'est lourd de signification. 
Bien sûr j'ai souri à cette pub, comme j'ai ri aux blagues sur Demis Roussos ou sur les portugaises. Bêtement. Mais au fond de moi, toujours ce même malaise.
Suis-je le seul à ressentir cette violence symbolique?
Ça m'évoque le XIXème siècle, les bêtes de foire, les zoos humains du jardin d'acclimatation où les enfants parisiens venaient voir des reconstitutions des colonies, avec de vrais indigènes en cage, sans que ça émeuve.

Le poil, considéré comme une tare, une honte, un résidu indésirable de la théorie de l'évolution.. Ce truc qui fait de nous des arriérés, ce truc dont Darwin nous annonçait trop prématurément la disparition. Le poil, un truc qui nous ramène au rang de sous-homme : le singe... L'animal..
On en rigole, mais ce n'est pas drôle.

Considérer les pilosités comme des symboles d'infériorité qu'il nous faut dissimuler, railler ceux qui ont des poils visibles, quand ce n'est pas les insulter en leur faisant des procès d'hygiène et de respectabilité, ou évoquer des apparences animales, c'est une évolution qui ne va pas dans le bon sens. 
Notre rapport aux poils nous entraîne sur des terrains jamais très éloignés de la question de la biologie et de la race. 

Franchement, le monde ne tourne déjà pas bien rond, on ne peut pas dire que l'harmonie règne entre les peuples. Les inégalités économiques n'ont jamais été aussi marquées, et en parallèle beaucoup de théories fascisantes foisonnent ça et là, pour justifier des inégalités biologiques, donc sociales..

La publicité ne pourrait-elle pas nous épargner ces bassesses ?

6 commentaires:

  1. C'est comme de la magie: si tu ne regarde pas les pubs (ublock ou similaire sur internet, pas de TV (pirate tes séries si t'y tiens tant) et un peu de self control dans las rue, soudain, il n'y a plus de problème.
    OK j'exaggère un peu, les pubs dans la rue c'est chiant. On survit malgré ça.

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    1. Le truc, c'est la "pression de conformité"... à l'école, à la piscine, dans la rue... "Le regard des autres" est un des principaux repères de l'être social, un pilier de nos jugements.. On a beau se protéger de la pub, protéger nos gamins, la pression finira par nous atteindre quoi qu'il arrive.. :-(

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  2. Et d'ajouter, à propos d'angoisse : Euh... un agent anti-repousse... Round-up pour aisselles ou nanotechno ???
    Et, puis, bon, franchement, c'est pas drôle... On notera d'ailleurs que le type avec les aisselles a un profil entre simiesque et neandertal, et que l'autre, le "beau" est un Ken parfait...
    Oh brave new world...

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    1. Oui, Narta, un zeste de Monsanto, et des relents de meilleurs des mondes... Vous avez bien résumé le tableau...

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  3. La pub nous prend pour des cons. La pub nous rend cons. Plus on lui laisse de liberté et plus elle disjoncte. On devra subir ses crises de folie toujours plus grandes jusqu'à ce que l'on prenne la seule décision sage : interdire la pub.

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    1. C'est assez radical :-) Je continue à espérer que l'intelligence collective arrivera à prendre le dessus sur la connerie de masse, sans qu'on ait recours à l'autorité... qui aurait le gros défaut de victimiser les publicitaires et leur donner le beau rôle..

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